Salle des ventes. Public nombreux. Plus de voyeurs que d’acheteurs. On voulait se régaler de la ruine d’un milliardaire. Son suicide ne suffisait pas à assouvir rancunes et jalousies. Les badauds souhaitaient aussi contempler les trésors qu’il avait perdus, mesurer la chute, comme s’il y avait une justice dans cette faillite, comme si la mise à l’encan de cette fortune accomplissait un acte de justice transcendante.

J’attendais dans un bric-à-brac. Les appariteurs allaient et venaient en déplaçant les pièces. Atmosphère morose. Les prix ne s’envolaient pas. Le commissaire-priseur s’époumonait comme s’il chantait de l’opéra devant une audience hostile. Solidarité des appariteurs avec le public. Ils avaient choisi leur camp. Du clinquant. Du tape-à-l’œil. Du sans-valeur. On nous fait déplacer de la brocante. Fichu métier. Donne-moi un verre de vin.

Ce fut mon tour. Numéro 164. Les quatre appariteurs se crachaient dans les paumes afin de me soulever lorsque je leur fis comprendre que je marchais. Surpris, presque furieux, ils m’encadrèrent et m’escortèrent jusqu’à l’arène.

L’assistance frémit lorsque j’entrai.

Je compris qu’on était surtout venu pour moi.

Mon socle fut apporté et je montai dessus.

Un silence épais accompagnait mes mouvements. En pivotant vers le public, j’aperçus Fiona au premier rang, les paupières humides, qui tenait le bras de son père aveugle. Je la redécouvris avec émerveillement. Elle me revenait avec le visage plus frais et plus beau que dans mes plus doux souvenirs. Mon cœur battait à grands chocs sourds.

Je plaçai mon regard au-dessus d’elle afin de ne pas me laisser contaminer par son émotion. Je reconnus dans les fauteuils beaucoup de personnalités qui m’avaient admiré et commenté chez mes deux propriétaires. Soudain, mon cou se figea et je sentis du plomb me couler sur l’échine : Zeus-Peter Lama, toutes dents et toutes pierres dehors, trônait sur un siège de l’allée centrale. Plus loin, mes frères, le teint cireux et le regard vitreux, affalés sur un banc, signaient avec une lenteur de somnambules un autographe à deux ex-jeunes filles de cent vingt kilos chacune. Derrière eux, exaspéré, Bob, sa laideur moulée et zippée dans une combinaison fluorescente qui offrait l’avantage paradoxal de le rendre visible et d’empêcher qu’on le vît, consultait sa montre en polyéthylène thermoplastique pour compter chaque seconde qui le séparait du moment où il allait enfin être libéré de ces deux épouvantables has-been, les frères Firelli.

Le commissaire-priseur s’éclaircit la voix comme s’il allait entamer son grand air puis se lança avec lyrisme dans mon histoire et ma description.

Zeus-Peter Lama y prêtait l’oreille avec jubilation, comme on imagine Dieu écoutant un Gloria. Les enchères commencèrent. Hannibal leva la main. Zeus enchérit. Hannibal leva de nouveau la main.

Entraînés, les acheteurs se lancèrent. Ils furent bien vite une trentaine. Fiona m’envoya un appel de détresse : elle et son père ne pouvaient plus suivre. Les amateurs se pressaient. J’étais une pièce maîtresse. J’allais pulvériser les records. Zeus renchérissait et surenchérissait pour grossir à chaque fois les sommes de manière significative. Lorsqu’elles atteignirent les vingt-cinq millions, il cessa d’intervenir, estimant qu’il avait assez soutenu sa création. Mes frères ne bougeaient pas. Attendaient-ils le sprint final ? Avaient-ils l’intention d’investir en moi ? Non. Le combat se concentra entre un Japonais et un milliardaire texan. Ces deux-là se jetaient les chiffres à la figure comme des coups de poing. L’atmosphère se tendait.

Soudain, un homme en costume râpé se glissa dans l’allée et vint tendre un papier au commissaire-priseur. Celui-ci devint écarlate, protesta à voix basse. L’homme sec insista. Furieux, le commissaire-priseur prit le public à témoin.

– L’État veut exercer son droit de préemption sur Adam bis, l’œuvre de Zeus-Peter Lama.

– Non, répliqua le fonctionnaire, l’État ne veut pas exercer son droit. Il l’applique. Nous vous avions envoyé un courrier.

– Je n’ai rien reçu de tel, glapit le commissaire-priseur.

– Ne jouez pas au plus bête avec l’État, vous n’êtes pas sûr de gagner.

– Scandaleux ! Vous me dépouillez. Je suis obligé de vous céder le tableau à son estimation. Au prix le plus bas. Dix millions ! Dix millions un tableau qui allait partir à trente-cinq !

– Dix millions, exactement, comme convenu. Voici le chèque.

– C’est un abus de pouvoir intolérable !

Des cris de protestation jaillirent de partout. Le petit homme vira sur lui-même et, sans se démonter, toisa l’assemblée du haut de son mètre quarante. Sa dignité et son silence firent comprendre à chacun que la loi était la loi.

L’agitation mollit.

Je fus déclaré propriété d’État.

Le conservateur arriva à son tour. Il annonça aux journalistes qu’on me destinait au dernier étage du Musée national et que j’y serais visible, pour la modique somme de cinq roublars, dès la semaine suivante.

Zeus-Peter Lama jubilait de pénétrer dans la plus noble collection du pays. Fiona et Hannibal étaient en larmes. Nous évitions de nous regarder. Ils sortirent les premiers.

Pendant que la salle se vidait, Rienzi Firelli emprunta le couloir et fut soudain agité de secousses. Ses membres se raidirent sous l’effet de coups invisibles qui semblaient portés à l’intérieur son corps ; ses yeux se révulsèrent ; sa bouche se couvrit d’écume et il tomba sur le sol.

Bob se précipita pour le relever. Enzo, lui, regardait la scène d’un air morne.

– Il est mort ! s’exclama Bob. Mort ! Mort !

Bob se mit à pousser de superbes hurlements – on n’est pas professionnel de la communication pour rien – qui ameutèrent badauds et clients.

– Mort ! Rienzi Firelli vient de tomber raide mort ! Une overdose foudroyante ! Ce monde trop dur l’aura détruit !

Enzo, demeuré debout, fixait le cadavre de son frère avec haine. Il enviait déjà son trépas. Crispé, fermé, les lèvres serrées, il lui reprochait d’avoir réussi à finir avant lui.

Photographes et journalistes s’agitaient autour de la charogne.

Les appariteurs choisirent ce moment pour m’évacuer, craignant que la foule ne m’endommageât.

En passant devant Bob, je l’entendis souffler à l’oreille d’Enzo :

– Je te reprends sous contrat, mon caramel. Un deuil comme cela, bien géré, ça peut nous faire vivre au moins deux ans.

Le conservateur du Musée national était un jeune vieux garçon. Spécialiste de la peinture italienne du XVe siècle, polyglotte, cultivé, il vivait avec une chatte et neuf mille livres anciens reliés plein chagrin. Tiré à quatre épingles, sentant la benzine et l’eau de Cologne, sanglé dans des costumes trois-pièces aux plis lisses et brillants, les cheveux peignés et reluisants, il était d’une propreté si maniaque qu’elle le rendait terne, gris, en même temps qu’elle le vieillissait. Doté d’un vaste appartement au dernier étage du Musée, il lavait, amidonnait et repassait lui-même son linge tant lui était insupportable l’idée qu’on touchât à ses affaires. Mademoiselle Sarah, son félin angora, était le seul être dont il tolérait les fantaisies ; il lui portait un amour extasié qu’elle daignait recevoir, ses rapports avec le reste du monde se limitant au minimum fonctionnel et courtois.

Plutôt réactionnaire dans ses goûts artistiques, il n’approuvait guère mon achat qui lui avait été imposé par le gouvernement et qui absorbait son budget des deux années à venir. Lorsqu’il vint me chercher à l’hôtel des ventes, il n’eut qu’un regard agacé pour moi.

– Mon Dieu, s’écria-t-il derrière ses lunettes cerclées par un fil d’or, on appelle ça de l’art ? Quelle vulgarité ! Quelle décadence ! Pourquoi a-t-il fallu que j’appartienne à cette époque ?

Sa condescendance vira à la fureur quand, une fois que je lui fus livré au Musée, on lui expliqua qu’il devait me loger.

– Comment ? Je n’ai jamais entendu quelque chose d’aussi absurde. De toute façon, il n’y a qu’un seul logement ici : le mien !

Je m’amusais de la scène sans rien dire car j’avais décidé d’être muet le plus longtemps possible. Devant son personnel et les délégués du ministère, il hurla, tempêta, sa voix s’envolant dans les aigus par exaspération, puis il fut bien forcé d’admettre cette nécessité : me donner la chambre d’hôte que comprenait son logis de fonction.

– Il n’empêche. J’écris sur l’heure au ministre pour protester. On ajoute des vicissitudes à mon poste. Je ne mérite pas ça. On doit débloquer des crédits pour loger cet… cet… Adam bis.

Lorsqu’il referma sur nous la porte de son appartement, il bondit au salon pour annoncer la situation à Mademoiselle Sarah et s’en excuser. La chatte, qui avait fini de se pourlécher et se bichonnait du bout de la patte son museau rose, sembla bien recevoir ses explications et se montra accommodante jusqu’au moment où elle me vit. Ses poils se hérissèrent, elle doubla de volume et se mit à souffler. Sa queue fouetta l’air, une sorte de roucoulement lui gonfla la gorge et elle courut se cacher sous le buffet.

– Et voilà, cria le conservateur avec désespoir, et voilà ! On piétine mon intimité ! On détruit ma vie privée !

Il s’aplatit sur le plancher afin de parlementer avec Mademoiselle Sarah, qui, toutes griffes dehors, lui crachait aux narines en ne voulant plus rien entendre.

Pas mécontent du tour que prenaient les événements, je les abandonnai pour m’enfermer dans ma chambre. J’avais un plan précis : rendre la cohabitation si infernale que le conservateur me supplierait un jour d’aller habiter ailleurs.

À la première heure du premier jour, alors que je montais sur mon socle chauffé par les spots, je trouvai Fiona en face de moi.

– Adam, je t’en supplie. Reste silencieux. J’ai très peu de temps.

Je m’attachai à conserver mon équilibre car la surprise avait failli me faire tomber des planches. Puis je me recroquevillai sur moi-même. Devant Fiona, je venais de me rendre compte que j’étais nu et j’en avais soudain honte. Elle le remarqua.

– Adam, s’il te plaît. Continue comme si ce n’était pas moi sinon on va nous repérer.

J’adoptai une position qui me permettait de voir Fiona sans lui permettre de tout voir de moi. Elle sortit un bristol de sa manche.

– Sur cette carte j’ai écrit mon adresse et mon numéro de téléphone. Je… je pense à toi… sans cesse…

– Moi aussi, je pense à toi, dirent mes lèvres.

Elle déposa la carte sur mon podium et je la dissimulai en la recouvrant de mon pied.

– Merci, murmurai-je.

Ses yeux cherchèrent les miens, s’attardèrent.

– Appelle-moi, fit-elle sur un souffle.

J’avais la gorge nouée. Un frémissement parcourait mes membres. J’entendis ma propre voix comme une voix inconnue, balbutiant du fond d’une jungle touffue, dense et lourde.

– Je t’aime, Fiona.

La rougeur éclata sur ses joues, telle une bombe de feu d’artifice, elle eut un soupir, baissa les cils et s’enfuit.

Dès lors, ma décision se renforça : je devais au plus vite exacerber les nerfs du jeune et élégant conservateur.

Je n’eus ni à me forcer ni à attendre. Insupportable aux prunelles dorées de Mademoiselle Sarah qui sifflait, écumait, déchiquetait et cardait les fauteuils dès qu’elle m’apercevait, je l’indisposais tant qu’elle vint, en mesure de représailles, à pisser sur les livres les plus précieux de son maître. Celui-ci, en découvrant ses incunables amollis, déteints voire perforés par l’urine fumante et vengeresse de la chatte, comprit qu’il était devant un ultimatum : choisir entre elle ou moi. Même si je passais plusieurs heures par jour sur mon socle dans la grande salle du Musée, la promiscuité avait été décrétée impossible par la chatte. Et sa vindicte ne s’arrêterait pas là…

J’entrai alors dans le bureau du conservateur qui pleurait sur ses livres détruits ou son amour perdu et je m’assis en face de lui.

– Ça ne peut plus durer, dis-je.

Effrayé, il porta sa main à son cœur. Je le rassurai vite.

– Oui, je parle. N’ayez pas peur. Depuis des mois, je préfère faire croire que je suis muet mais je parle et je pense.

Il m’écoutait comme un prodige.

– Voici. Vous avez un très joli petit chat…

– C’est une chatte, corrigea-t-il.

Son premier réflexe fut de vérifier que la rancunière Mademoiselle Sarah n’était pas dans la pièce pour entendre mon erreur.

– Donc, vous avez une très jolie chatte qui ne me tolère pas. Ça tombe bien : je ne tiens pas à vivre ici. Je vous propose de me permettre de loger où je veux.

– Je n’en ai pas le droit.

– Certes, vous n’en avez pas le droit. Cependant vous en avez très envie. Je reviendrai chaque matin une demi-heure avant l’ouverture du Musée pour donner l’impression de descendre de chez vous, et je partirai en douce, de même, chaque soir, une demi-heure après la sortie. Qu’en pensez-vous ?

– Où irez-vous ?

– Chez Carlos Hannibal et sa fille.

– Carlos Hannibal, le peintre ?

– Vous le connaissez ?

– Je pense bien. C’est selon moi le meilleur artiste de notre époque quoique personne ne semble s’en rendre compte.

– Si. Vous, sa fille et moi. Cela veut dire que nous sommes de la même race. Cela veut dire que nous pouvons partager un secret.

Il approuva de la tête. La mention de Carlos Hannibal avait instauré une soudaine confiance entre nous.

– Savez-vous que je risque mon poste, si j’accepte ?

– Que préférez-vous ? Perdre votre place ou bousiller votre vie avec Mademoiselle Sarah ? À cet instant, on entendit des bruits de chute dans le salon. Mademoiselle Sarah était en train de faire tomber systématiquement les vases de cristal.

– D’accord, dit le conservateur épouvanté, suivons le plan que vous avez proposé.

Je me couvris de vêtements très amples, descendis par l’escalier de service et, le cœur battant, la tête en feu, les tempes sifflantes, marchai jusqu’à la demeure de Fiona.

C’était un soir triste et doux, un soir d’après l’orage, où les nues d’un gris laiteux éteignaient toute espérance de soleil. Les feuilles pendaient des arbres, comme endolories.

Je sortis de la ville pour progresser à travers le maquis en faisant craquer les branches. J’aperçus, en retrait de la plage, solitaire, la petite maison de Fiona, blanche et bleue, couverte d’ardoises, flanquée de deux vérandas qui lui donnaient des airs de résidence coloniale. Le ciel, insensiblement, s’enfumait de tons sombres et exquis à mesure que la nuit tombait. Quelques mouettes, les ailes en arc, finissaient leur ronde, entrelaçant leurs orbes et les stridences de leurs cris.

Avant que je n’aie frappé, Fiona apparut sur le seuil et me sauta au cou.

– Enfin, me murmura-t-elle à l’oreille.

Hannibal ne savait pas non plus comment me dire sa joie.

Fiona nous fit à manger. Nous parlâmes jusqu’à une heure avancée, de tout, de rien, comme s’il était normal que nous nous retrouvions ici. Puis Hannibal s’enfonça dans son atelier où nous l’entendîmes déplacer des cadres.

– Ah, la voilà ! cria-t-il.

Il revint à la cuisine et me présenta un tableau. En le voyant, j’eus la respiration coupée, je crus que mon cœur allait s’arrêter de battre. Comment était-ce possible ? D’où venait ce prodige ?

– Mais… qu’est-ce que… je ne peux pas croire…

Hannibal me sourit.

– Je te l’avais promis. Il m’a occupé plusieurs semaines. J’ai dû m’y reprendre à plusieurs fois avant d’avoir la sensation d’y arriver. Voilà. Je te l’offre pour que tu me pardonnes de t’avoir fait souffrir, un jour, sur la plage, en insultant la sculpture de Zeus-Peter Lama, faute de savoir qu’il s’agissait de toi. Je t’ai peint tel que je te vois.

Mes yeux se reposèrent sur la toile, incrédules.

– C’est impossible, murmurai-je. On vous aura renseigné. Vous avez eu des documents…

– Ta voix. Ta présence. Tes réflexions. Ta gentillesse. J’ai imaginé à partir de ce que j’avais expérimenté de toi.

Je repoussai le tableau pour me lever, oppressé. Les larmes me piquaient les paupières.

– C’est injuste. C’est trop injuste…

Je tournai autour de la table, incapable de dire autre chose, les lèvres agitées de tremblements.

– Que se passe-t-il, mon garçon ? Aurais-je encore fait, sans m’en rendre compte, quelque chose qui te choque ?

– C’est épouvantable. Vous m’avez peint tel que j’étais avant. Exactement tel que j’étais. Et comme je ne serai plus jamais.

Je m’écroulai sur l’évier, la tête entre les coudes, secoué par les sanglots. Non seulement Hannibal m’avait dessiné tel que j’avais été, mais il m’avait représenté doté d’une grâce qui me rendait sinon beau, du moins touchant, émouvant. Pourquoi ne m’étais-je jamais vu avec ces yeux-là ?

Fiona m’entoura de ses bras. J’eus subitement très chaud. Elle absorbait mon chagrin.

Je me remis. J’embrassai Hannibal qui nous souhaita une bonne nuit, et Fiona et moi montâmes dans la chambre mansardée aux longs parquets craquants où elle s’étendit contre moi sur le lit étroit.

– Fiona, me vois-tu, toi aussi, avec des yeux d’aveugle ?

– Ce sont les yeux de l’amour.

Sans un bruit, nous nous sommes déshabillés avec lenteur, presque religieusement, et nous avons fait l’amour pour la première fois.

Le bonheur demande des phrases brèves. J’étais heureux. Fiona l’était. Et Hannibal aussi, que notre amour rendait fécond et qui peignait beaucoup.

Quoique le conservateur culpabilisât de me voir partir chaque soir, il préférait s’accommoder de ses remords plutôt qu’affronter la colère de Mademoiselle Sarah.

Il me réprimandait pour la forme.

– Vous êtes bronzé. Comment est-ce possible ?

– J’ai accompagné Hannibal et Fiona sur la plage, lundi, pendant le jour de fermeture du Musée.

– Mon Dieu ! Si on le découvrait ! Une propriété de l’État qui va s’exposer à la plage.

– Encore heureux que j’étais nu ! ajoutai-je. Imaginez-moi avec des traces de maillot.

– Mon Dieu ! N’avez-vous pas pris de coups de soleil ?

– Fiona m’avait enduit d’huile protectrice.

– Horreur ! Une propriété de l’État qu’on enduit de crème bronzante ! C’est un sacrilège.

– Nous nous sommes baignés.

– Inconscient, taisez-vous ! Si on venait à découvrir qu’une des œuvres d’un Musée sous ma responsabilité s’est trempée dans l’eau salée, je serais révoqué sur-le-champ.

Je lui racontais ce qui pouvait le choquer, non pour qu’il se révolte, mais pour qu’il s’y habitue. Rassuré, il m’accordait de plus en plus de tranquillité et c’est ainsi qu’il accepta l’idée que, pendant la fermeture annuelle du Musée, je pusse m’installer chez Fiona.

– Moi-même j’ai promis à Mademoiselle Sarah de l’emmener à la pêche en rivière, au centre du pays, m’avoua-t-il en rougissant. Elle en raffole. Elle ne rate jamais la truite ou le goujon qui passent à portée de patte.

Lorsque ma permission fut enfin accordée, Fiona décida que nous ferions un voyage en Inde pour visiter les temples de l’amour. Hannibal nous supplia de partir seuls en promettant qu’il parviendrait à subvenir à ses besoins pendant une semaine. Par délicatesse, il insista tant que nous avions presque l’impression qu’il nous mettait dehors et que c’était lui, pas nous, qui avait besoin de solitude.

Je tremblais à la fois d’excitation et de peur en faisant enregistrer mes bagages. N’ayant plus de papiers officiels d’identité, j’avais accepté que Fiona me fasse confectionner un passeport par une amie secrétaire de préfecture. On y voyait ma photo, « Adam » passait pour mon prénom, « Bis » pour mon nom de famille. Ma date de naissance était la bonne, ma taille et la couleur de mes yeux aussi et l’on avait marqué, après maintes réflexions, « agent artistique » comme profession. L’hôtesse l’accepta en m’adressant un large sourire, puis le douanier. J’eus du mal à franchir les portes de sécurité à cause des multiples broches en métal qui m’avaient été insérées lors de ma métamorphose et qui déclenchaient les hurlements des détecteurs. Après trois fouilles de mes vêtements et quatre palpations, on finit par me laisser passer. Fiona et moi nous pressions les doigts en attendant de monter dans l’avion, muets de bonheur, le visage éclairé d’espoir.

Au moment d’embarquer cependant, trois policiers m’interpellèrent.

– Adam bis ne part pas.

– Pardon ?

– Propriété de l’État. Il n’a pas le droit de quitter le sol national.

– Je ne…

– Vous ne discutez pas et vous nous suivez. Nous vous ramenons au Musée.

Fiona se jeta sur eux en hurlant, je crus qu’elle allait les griffer jusqu’à la mort et ils furent plus occupés à la maîtriser qu’à m’emmener.

Le conservateur et sa chatte furent rappelés d’urgence. Un commissaire du gouvernement découvrit de quelle façon cavalière il avait assumé sa charge et son renvoi fut décidé.

On nomma à sa place quelqu’un qui n’avait aucune culture artistique mais des compétences spécifiques en matière de sécurité et d’observance du règlement.

Quand M. Durand-Durand entra dans le bureau, je compris que mon pire ennemi venait de débarquer. Le pan heureux de ma vie s’effondrait et les problèmes allaient reprendre, sinon s’aggraver.

– D’abord, j’instaure un triplement des effectifs de gardes. Ensuite, je réclame que l’objet soit marqué électroniquement. Enfin, j’exige que l’on nomme deux restaurateurs spécialement affectés à cette œuvre, l’un qui soit diététicien afin que l’ouvrage ne grossisse pas, l’autre professeur de gymnastique afin que la création puisse assurer son service. Quant au logement, je propose qu’on aménage une cellule, dissimulée au public, à l’étage même où il est exposé. On lui servira ses repas à travers les barreaux.

– Je suis un homme, pas un prisonnier, m’exclamai-je.

– Vous êtes une propriété de l’État. J’ai les papiers qui le prouvent.

– On ne traite pas un être humain de cette façon.

– Vous n’avez pas grand-chose d’humain. Au reste, vous avez signé une décharge de votre humanité à Zeus-Peter Lama. J’ai la photocopie dans mon dossier.

– Il s’est écoulé du temps depuis et je…

– Je ne vous demande pas votre avis, pas plus que je ne vous informe. J’explique à mes équipes comment nous devons organiser notre travail.

Le jour de ma réouverture, Fiona se présenta à la première heure. Elle attendit que le flot des groupes scolaires fut parti pour venir me parler.

– Adam, je viens de consulter plusieurs avocats. Ils sont très perplexes. Tu n’es plus un homme, selon eux.

– Mais enfin je parle, je pense, j’aime.

– Bien sûr. Pourtant tu as rédigé avec Zeus ce contrat selon lequel tu devenais une œuvre. Puis tu as été l’objet de plusieurs ventes. Surtout, tu appartiens désormais à l’État. Les avocats contactés ont peur de s’attaquer à l’État. Ils m’assurent qu’on ne gagne jamais contre l’État. Sauf un.

– Qui ?

– Maître Calvino. Il serait prêt à prendre le risque.

– Amène-le-moi.

– Il exige d’abord qu’il y ait plainte.

– Je vais porter plainte.

– Tu ne peux même pas. Tu n’en as pas juridiquement le droit. Tu n’es plus personne, Adam. À part pour moi et mon père, tu n’es plus personne.

Un nouvel arrivage d’étudiants entra dans ma salle et balaya Fiona.

Était-ce la contrariété ? Avais-je attrapé un virus ? Quelque bactérie avait-elle infecté ma pitance ? La fièvre me donnait des gifles. Un coup le froid. Un coup le chaud. Je claquais tellement des dents qu’à l’heure de la fermeture je tombai de mon socle, inanimé.

Durand-Durand, alerté par-un gardien, vint me visiter dans ma cellule, me prit le pouls, la température puis siffla avec mépris :

– Une vulgaire grippe. Rien d’autre. Je vais vous donner les médicaments que je prends dans ce cas-là.

Il ajouta une grimace appuyée signifiant : « Vous constatez que je ne me moque pas de vous, que je vous soigne comme moi-même, de quoi vous plaignez-vous ? » et me fit absorber un plâtre au goût de citron.

– Reprenez-en autant que vous le souhaitez. C’est souverain.

La potion me fit un peu d’effet. Les frissons s’estompèrent pendant les jours suivants, ne laissant plus qu’un malaise sourd, généralisé.

Fiona revint avec Me Calvino devant mon socle.

Profitant de la distraction des gardiens, celui-ci m’interrogea quelques minutes sur mes conditions de vie, cherchant la faille qui permettrait d’intenter une action judiciaire.

Me Calvino avait l’énergie des hommes petits. En aplatissant ses cheveux et en les coupant très courts, il cherchait à cacher ses origines en partie africaines. Sa voix, aggravée par le tabac, résonnait avec force en se servant de son buste puissant comme d’une caisse de résonance pour faire vibrer ses sonorités de violoncelle. Quoi qu’il dît, on l’écoutait, tant les graves profonds et les harmoniques de son timbre, par un effet de sortilège, séduisaient dans l’instant.

Fiona nous écoutait converser. Je la trouvais pâle. Était-elle souffrante, elle aussi ?

– Non, décidément, conclut l’avocat, je vois bien comment développer l’affaire mais pas au nom de quoi la commencer. Ce qui nous manque, c’est le motif de la plainte.

Les gardiens s’approchèrent de Me Calvino.

– On ne parle pas avec les œuvres d’art !

– Excusez-moi, fit-il avec humilité.

Lui et Fiona passèrent dans la pièce suivante, attendirent que les gardiens relâchassent leur surveillance, puis revinrent vers moi.

À cet instant-là, Fiona trébucha et glissa sur le plancher.

Je sautai de mon socle pour la relever.

Elle ne bougeait pas. Elle était évanouie.

Je me penchai vers elle, je l’embrassai, je lui dis des mots tendres.

Les gardiens me foncèrent dessus.

– Les sculptures ne descendent pas de leur socle !

– Foutez-moi la paix ou je cafte au conservateur que vous fumez pendant le service.

Les gardiens furent arrêtés par mes menaces. Ils réfléchirent.

Pendant ce temps, Fiona rouvrit les paupières. Elle me regarda, sourit et porta sa main à son ventre.

– En ce moment, je m’évanouis souvent.

Je n’osais croire à ce qu’elle sous-entendait. Elle me le confirma :

– Je suis enceinte.

J’étais bouleversé. Une marée de larmes, chaudes et molles, me montait dans la gorge ; j’étais gonflé par elle, au bord de l’étouffement, et je m’effondrai à mon tour, cédant à l’émotion. Les sanglots débordaient.

La voix puissante, timbrée de Me Calvino résonna derrière.

– Elle est enceinte. Voilà la solution !

Fiona et moi, les yeux embués, nous tournâmes vers lui sans comprendre. Il jubilait en sautillant.

– Eh oui ! Fiona va porter plainte parce que l’on empêche le père de son enfant d’assurer son rôle. Nous tenons notre procès !

La nuit suivante fut éprouvante. Alors que j’avais toutes les raisons de me réjouir, puisque j’entrevoyais une procédure qui me rendrait la liberté en me permettant de vivre avec Fiona et mon enfant, je me tournais et me retournais dans mes draps trempés de sueur. Revenue, la fièvre aiguisait mes pensées négatives. Je ressassais de minables tentatives d’évasion, je remâchais un sentiment d’impuissance. Avec terreur, je n’apercevais ni le bout de la nuit ni la suite de ma vie. En me levant, je remarquai des traces jaunâtres et grasses en différents endroits de mon lit. Au même moment, je ressentis des démangeaisons. Je me tâtai et l’explication de ces deux phénomènes surgit à ma conscience essorée par l’insomnie : du pus gouttait de mes cicatrices.

Que se passait-il ? Non seulement les coutures s’étaient ouvertes mais les plaies laissaient s’écouler un liquide épais qui charriait des débris et me brûlait jusqu’à l’insupportable.

Je pris une longue douche froide, j’appliquai de l’alcool aux points les plus douloureux, je les maquillai avec du talc et, sans dire un mot à personne, je partis au travail.

À peine posais-je depuis cinq minutes sur mon socle que je pris une décision. Sans prêter attention au tapis d’enfants qui, sous la direction de leurs institutrices, bâillaient consciencieusement en me lorgnant, je sautai sur le plancher et marchai vers la sortie.

– Halte ! cria un gardien.

Je continuai comme si je n’avais pas entendu.

– Halte ! répéta-t-il en s’interposant, les bras écartés.

Je le bousculai et passai dans la pièce suivante.

– Alerte ! Alerte !

Une sonnerie gronda. Les enfants poussèrent des cris stridents, entre l’angoisse d’ignorer ce qui arrivait et l’excitation d’apprendre qu’il arrivait enfin quelque chose. Des bruits de pas lourds et désordonnés résonnèrent dans le couloir central.

Je me retrouvai face à une rangée de gardiens qui, se tenant les coudes, me barraient le passage.

Sans ralentir ma marche, j’avançai vers deux d’entre eux et leur décrochai des coups de pied précis dans les parties. Pliés sur eux-mêmes, ils rompirent la chaîne que je franchis.

– Maîtrisez-le vite ! Vite !

Le nouveau conservateur, Durand-Durand, venait de débouler dans le hall. Il organisait la contre-attaque. Quelques gardiens me tombèrent sur le dos. Je me mis à hurler et, soulevé par une énergie que je ne me connaissais pas, je les envoyai un à un valser contre les murs. D’autres s’abattirent sur moi, plus nombreux, et je me secouai si bien que, de nouveau, je les éjectai. J’avais compris le principe de ma puissance toute neuve : il me suffisait de penser à Fiona, à son ventre doux, à notre futur bébé, pour devenir invincible.

Je franchis le portail et me retrouvai dans la rue. Durand-Durand, écarlate, les veines du cou prêtes à éclater, saisit le pistolet d’un vigile et le dirigea vers moi.

– N’avancez plus ou je tire.

– Vous n’allez pas trouer le chef-d’œuvre du Musée. Vous êtes conservateur, oui ou non ?

– J’accomplis mon devoir.

– Votre devoir est de ne pas endommager les œuvres.

Pendant ce temps-là, je continuai à marcher. La foule des passants se fendait devant moi. Certains me découvraient, médusés ; d’autres se protégeaient dans leur voiture ou dans les magasins comme si j’étais un tigre sorti de sa cage. Soudain j’entendis une détonation et je ressentis une douleur dans le mollet. Je tombai malgré moi.

Durand-Durand avait fait feu. Il s’approcha de moi, l’arme fumante, escorté par des gardiens.

– Mon premier devoir est d’empêcher la disparition des œuvres.

On me déposa dans une civière.

– Portez-le à l’atelier de restauration et mettez un panneau au dernier étage avec cette inscription : « Fermé temporairement pour cause de travaux ».

Je restai une semaine à l’infirmerie du Musée, gardé même la nuit par des hommes armés de fusils qui pouvaient lancer des seringues bourrées de somnifères.

Durand-Durand passait me voir trois fois par jour pour me reprocher de ne pas cicatriser et de ne pas me remettre assez vite de ma blessure à la jambe.

L’infirmier avait remarqué mes étranges suppurations aux coutures. En me soignant, il me signala d’autres phénomènes alarmants sur mon corps : les implants de collagène se déplaçaient, les renforts s’affaissaient, les liquides destinés à gonfler tel membre se répandaient de manière anarchique sous ma peau, des œdèmes se formaient là où le docteur Fichet avait soudé des prothèses.

– Avec quelques antibiotiques, ces inflammations devraient cesser, dit-il.

J’acceptai ses médicaments mais je savais qu’il se produisait quelque chose de plus grave que ce qu’il imaginait : le corps d’Adam bis était en train de se décomposer.

Lorsque je pus marcher, Durand-Durand sembla soulagé et annonça au personnel :

– Nous rouvrons la grande salle dès demain. Annoncez-le à la presse et enlevez le panneau « Fermé pour travaux ».

– Il était temps, monsieur le conservateur, les gens demandaient le remboursement des billets.

Je me rassis sur mon lit et fit signe au conservateur de s’approcher.

– N’engagez pas de frais d’annonces. Adam bis n’ira plus sur son estrade, monsieur Durand-Durand.

– Et pourquoi cela ?

– Parce que je veux rentrer chez ma femme qui est enceinte. Avez-vous des enfants, monsieur Durand-Durand ?

– N’essayez pas de m’embrouiller les idées. Je n’ai même pas à discuter avec vous. Vous appartenez au Musée national. Vous serez dans votre salle à l’horaire légal. Si vous tentez quoi que ce soit, les gardiens tireront sur vous.

– Très bien. À vos risques et périls.

Le lendemain, j’occupai ma solitude à dissimuler mes suppurations avec du talc puis j’attendis mes bourreaux. On m’escorta à mon socle comme on conduit un condamné au mur devant lequel on le fusille ; j’avançai entouré de gardes, les armes levées, dans un silence lourd où ne manquait qu’un roulement de tambour.

Je me mis à mon poste et les vigiles se disposèrent aux quatre coins de la salle, bloquant aussi les deux issues.

Lorsque le Musée ouvrit, j’attendis que la foule fût compacte puis, ainsi que je l’avais prévu, je fis sous moi…

L’odeur précéda la vue. Une puanteur entêtante saisit les visiteurs. Figés pendant quelques secondes, n’osant pas en croire leurs narines, ils se regardèrent d’abord avec reproche, chacun cherchant le coupable chez son voisin tant les vapeurs méphitiques semblaient puissantes et proches. Une mère gifla son gosse qui se mit à pleurer comme une victime innocente. Des protestations jaillirent. On fixa le sol avec suspicion, les plus honnêtes retournèrent leurs semelles, les plus angoissés portèrent une main à leur bouche. Soudain une femme vomit, en entraînant d’autres. Des petits déjeuners à peine mâchés s’entassèrent sur le plancher, ajoutant des pestilences plus fades à ma tonique fétidité. Cependant ma merde triomphait, puante, stupéfiante, écœurante, formidable, impériale. J’aurais vomi si je n’avais pas été moi-même à l’origine de cette infection ; or, comme tout auteur, j’avais des complaisances pour mon œuvre.

Enfin une petite fille me désigna du doigt.

– C’est lui !

D’horreur, le cercle s’élargit autour de moi. On se repoussait. On s’éloignait. Une femme prit un ton outré.

– Quand même, au prix que vous nous faites payer l’entrée, vous pourriez nettoyer.

Elle apostrophait les gardiens qui avaient porté leur mouchoir à leur nez. Son accusation fut reprise par les autres visiteurs, soulagés de découvrir un coupable et des responsables.

Interloqués, les gardiens ne virent pas venir l’émeute. Le ton monta. On ne s’occupait plus de moi. Peut-être allais-je pouvoir fuir ?

La voix de Durand-Durand tonna :

– Qu’est-ce que ce vacarme ? Messieurs, pourquoi restez-vous plantés là ? Allez immédiatement nettoyer la statue de Zeus-Peter Lama.

Le public s’apaisa et les gardiens m’approchèrent, dégoûtés. Je compris ce qui me restait à accomplir : je me couchai sur mes excréments et, ricanant, je m’en enduisis le corps.

– Neutralisez-le et faites évacuer l’étage, cria Durand-Durand.

Très vite, je ressentis une piqûre et je pus m’endormir.

À mon réveil, je trouvai Durand-Durand assis au bord de mon lit. Les sourcils froncés, la jambe secouée d’impatience, ses doigts pianotant avec nervosité une de mes prothèses, il me compulsait comme un dossier pénible. Sa secrétaire, Mlle Cruchet, une symphonie de roses sous une permanente blonde, la peau brune rissolée par le soleil, attendait, un crayon à la main, prête à noter quelque nouvelle pensée directoriale.

Je m’assis contre mes oreillers en claquant la langue pour attirer son attention.

– Je ne me lèverai plus. À partir d’aujourd’hui, je fais grève.

– Vous n’en avez pas le droit.

– Tout le monde a le droit de faire grève. Même vous.

– Les objets n’ont pas le droit de grève.

– Je ne suis pas un objet.

– Les œuvres d’art n’ont pas le droit de grève, si vous préférez, ajouta-t-il en haussant les épaules.

Il sortit un journal de sa poche intérieure, le déplia et me le montra.

– Quelle est cette histoire de procès ?

Je découvris avec joie que Fiona avait déposé sa plainte, qu’elle avait été reçue par un juge et que les journaux se donnaient le plaisir de s’en faire l’écho. Dans les colonnes, on citait l’avocat, le tonnant Me Calvino, qui dénonçait le scandale humanitaire.

– Je veux vivre avec ma femme. Elle va avoir un enfant. Je vous l’ai déjà expliqué.

– Jamais entendu une histoire si absurde. Vous avez déjà connu ça, vous, mademoiselle Cruchet ?

Constamment en accord avec son patron, Mlle Cruchet haussa les sourcils, ce qui faillit faire tomber ses lunettes saumon en forme de papillon. Je croisai les bras – ou ce qui m’en tenait lieu.

– Pensez ce que vous voulez, monsieur Durand-Durand. Je ne m’exhiberai plus.

– Je vais vous dénoncer.

– Et puis ?

– Vous faire arrêter.

– Et puis ?

– Vous boucler en prison.

– Bravo, n’hésitez plus, foncez, c’est le dessein que je forme. Si vous m’accusez, c’est que je suis un homme. Si on me flanque en prison, c’est que je suis un homme. Si je deviens coupable, c’est que je suis un homme. Allez-y. Portez plainte. Dénoncez-moi.

Il se gratta la nuque et Mlle Cruchet, par sympathie, mordilla son crayon fuchsia.

– Je suis un gestionnaire responsable. Vous me posez un redoutable problème professionnel.

– Écoutez, monsieur Durand-Durand, envisagez les choses à votre niveau. Il arrive qu’une toile se fragilise ou qu’un vernis craque, non ?

– Oui.

– Que faites-vous dans ces cas-là ?

– J’enlève la pièce du Musée et je la confie aux restaurateurs.

– Eh bien ?

– J’ai compris ! Je laisse ouverte votre salle, je pose une plaque de cuivre : « Objet affecté à l’atelier de restauration » sur le socle et je classe votre dossier. Cruchet, j’ai trouvé !

Le front lisse, il rayonnait de posséder l’essentiel : une solution administrative. Mlle Cruchet, elle, rougissait que son patron l’ait appelée par son seul nom, émue de voir la barrière du « Mademoiselle » tomber, aussi bouleversée que s’il lui avait soulevé la jupe.

– M’autorisez-vous les sorties ? conclus-je.

– Sûrement pas.

– Je vous explique que ma femme…

– Ah, ça suffit. Je ne discute pas avec les œuvres. Et encore moins avec les œuvres abîmées.

Il sortit sans seulement soupçonner à quel point il avait raison. Malgré les traitements que m’administrait l’infirmier, la fièvre ne me quittait plus ; empyèmes, pustules et tuméfactions dévoraient ma chair. Il semblait que mon corps voulait se débarrasser lentement de lui-même.

Me Calvino força les barrages, y compris le plus épais, l’imbécillité opiniâtre et paperassière de Durand-Durand.

– Si vous me permettez de voir Adam bis, monsieur le conservateur, je vous promets d’obtenir de lui qu’il pose quelques heures le week-end.

Inquiet de voir ses recettes baisser, craignant de déclencher une enquête financière sur son établissement, Durand-Durand ne se ferma pas à une négociation. Il accorda à Me Calvino un droit de visite.

– Fiona va bien, dit Me Calvino en me rejoignant.

Je devenais émotif depuis que j’étais père car le récit minutieux des journées de Fiona me fit venir les larmes aux yeux. En revanche, je cachai à l’avocat la détérioration rapide de ma santé : rien ne devait inquiéter la future mère.

– Maintenant, mon garçon, nous devons travailler. L’audience va s’ouvrir. Fiona se porte partie plaignante. Elle accuse l’État de traitements inhumains sur votre personne. Quelle est notre tâche, à elle et à moi, au cours de ce procès ? Prouver que vous êtes un homme.

Il me regarda et se passa, dubitatif, la main sous le menton. Cela fit un bruit de râpe car, dès midi, Me Calvino commençait, là où il avait rasé le poil, à devenir bleu.

– Pour le physique, c’est un peu difficile.

– Oubliez les apparences et écoutez-moi : je parle !

– Qu’est-ce qui ne parle pas aujourd’hui ? Les ordinateurs parlent ! Les machines parlent ! Toute la technologie bavarde !

– Oui mais lorsque je parle, moi, j’exprime une conscience. Mes paroles renvoient à une âme, pas à un logiciel.

– Il faudra le prouver.

– Facile.

– Rien n’est plus difficile à prouver que l’existence d’une âme. C’est invisible. N’oubliez pas que la moitié des psychologues, des médecins et des scientifiques prétendent même que ça n’existe pas.

– Je parle en être fait de chair et de sang.

– Certes, c’est un point. Cela n’empêchera pas la défense, c’est-à-dire l’État, de brandir des pièces écrites montrant que vous êtes bien une marchandise. Vous avez été l’objet de multiples transactions commerciales. Vous êtes officiellement répertorié comme un objet, pas comme un homme.

– C’est récent. Ça ne date que d’un an et demi.

– Qu’étiez-vous avant ?

Je racontai à Me Calvino mon origine, mon complexe vis-à-vis de mes frères, mes tentatives de suicide, ma rencontre avec Zeus-Peter Lama suivie par le plan qui avait conduit à ma fausse mort et mon faux enterrement.

– C’est très embêtant, ça, s’exclama Me Calvino épouvanté. Non seulement on ne peut pas prouver que vous êtes un homme aujourd’hui, mais on ne peut pas prouver que vous en étiez un avant.

– Si.

– Non, puisque vous êtes mort. Officiellement mort. La personne dont vous vous réclamez est enterrée à six pieds sous terre.

– Il y a quand même une concordance de date entre ma disparition sous mon ancienne identité et mon apparition sous une nouvelle.

– Insuffisant. Nettement insuffisant. Vous me dites que vos parents ont reconnu votre cadavre à la morgue ?

– Oui. J’étais maquillé et endormi.

– L’argument s’effondre donc de lui-même.

Primo, vos parents peuvent témoigner vous avoir vu décédé. Secundo, vous ne pouvez témoigner de rien puisque vous-même étiez endormi. On ne peut pas s’en servir.

– Alors confrontez-moi de nouveau à mes parents.

Il me considéra, arrêté par cette idée, l’envisageant sous ses différents angles.

– Comment vous reconnaîtraient-ils ?

– Les yeux. Mais surtout les souvenirs.